Discussion sur les conditions dans le pays avec un conseiller politique de la Mission de l'Union africaine en Somalie (AMISON)

Le 18 octobre 2017, la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) a invité un conseiller politique de la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM) à fournir davantage de renseignements sur les conditions en Somalie. La Direction des recherches demande régulièrement des avis d’experts ainsi que fait des recherches sur les pays d’origine et d’autres questions connexes qui pourraient avoir une incidence sur une décision. Voici la transcription intégrale de cette discussion.

L’AMISOM est une mission régionale et active de maintien de la paix qui est dirigée par l’Union africaine, avec l’approbation des Nations Unies. Elle a été créée par le Conseil de la paix et de la sécurité de l’Union africaine le 19 janvier 2007.


R. Bon matin.

Je travaille comme conseiller politique auprès de la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM). En qualité de conseiller politique, je surveille l’évolution de la situation politique et d’aspects connexes en Somalie et analyse leurs répercussions sur le mandat de la mission. Je conseille également les dirigeants de la mission et appuie les bons offices du chef de mission, qui est également le représentant spécial du président de l’Union africaine. Nous travaillons en étroite collaboration avec d’autres partenaires internationaux, telles l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Union européenne (UE) et l’Autorité intergouvernementale sur le développement (IGAD), afin d’appuyer le renforcement de l’État en Somalie, ce qui inclut la fédéralisation et la formation étatique, le processus électoral, ainsi que le dialogue et la réconciliation.

AMISOM est le principal fournisseur de sécurité et son intervention en Somalie a joué un rôle important dans la renaissance du pays. Comme vous le savez peut-être, le groupe Al Chabaab a subi de gros revers et a été chassé hors de l’ensemble des grandes villes, mais demeure une menace à la paix et à la sécurité de la Somalie. Pas plus tard qu’hier, 11 membres des forces de sécurité de l’armée nationale somalienne (SNA) ont été tués par le groupe Al Chabaab et il y a deux jours, ce même groupe a également tué de nombreux civils à Mogadiscio. C’est ce que je peux vous dire en guise d’introduction.

Q. Je peux donc peut-être vous fournir un bref aperçu des travaux que nous réalisons ici. Notre mandat, à la Direction des recherches, consiste à fournir des renseignements sur les conditions dans les pays où se déroulent des opérations pour des demandeurs d’asile. La Somalie est un pays qui nous pose de grands défis au chapitre de l’accès à l’information. Il est toujours important pour nous de recueillir de l’information qui est fiable et récente. Vous nous avez fourni un très bon aperçu de la situation sur le terrain en raison de votre expérience. Nous nous intéressons plus précisément à la vie quotidienne des gens.

Comment est-ce que la Mission AMISOM améliore et a travaillé constamment à améliorer la sécurité des simples citoyens somaliens? Comment un citoyen somalien sans doute ciblé par Al Chabaab se sent-il plus en sécurité après 10 ans de présence armée de l’AMISOM en Somalie? Encore une fois, pouvez-vous brièvement nous faire part de vos observations sur ces genres de conditions sur le terrain de même que sur la situation des Somaliens à Mogadiscio et de ceux en Somalie? 

R. Merci. La Somalie a fait beaucoup de progrès depuis le déploiement de l’AMISOM. En mars dernier, l’AMISOM a célébré son dixième anniversaire en Somalie et, à cette occasion, les réalisations de la Mission ont fait l’objet d’une évaluation. Cette évaluation a révélé que l’intervention de l’AMISOM a permis à la Somalie de réaliser des progrès sur tous les fronts : politique, sécurité, économique et socioculturel.

Sur le front politique, l’intervention de l’AMISOM en Somalie a permis la création d’un environnement propice au dialogue et à la réconciliation, ainsi que le transfert pacifique du pouvoir par voie d’élections. Un autre indicateur de progrès en Somalie est l’afflux de Somaliens de la diaspora qui rentrent au pays pour aider à le reconstruire.

De 2012 à 2016, par exemple, les membres de la diaspora somalienne représentaient environ les deux tiers du Parlement fédéral et des ministres du cabinet. Aujourd’hui, le président actuel Mohamed Abdulahi Farmaajo est Somalien-Américain, son premier ministre Hassan Ali Khayre est Somalien‑Norvégien et le maire de Mogadiscio Mohamed Abdi Thabit est Somalien-Américain.

Vous pouvez également constater le progrès réalisé en Somalie lorsque vous conduisez dans les rues de la ville tentaculaire de Mogadiscio. Vous voyez des Somaliens qui tentent de reconstruire leur pays, de nouveaux immeubles, hôtels et petites entreprises qui font leur apparition, et des enfants qui se rendent à l’école. Mogadiscio est bel et bien devenue une ville africaine dynamique où les bouchons de circulation sont chose courante, ce qui laisse croire que la vie reprend son cours normal. Avec l’appui de l’AMISOM et de la collectivité internationale, il est clair qu’une nouvelle Somalie est en train d’émerger.

Ce que nous observons également c’est une présence accrue de la collectivité internationale en Somalie, grâce aux efforts de coopération bilatérale et multilatérale. Le 11 mai, j’étais à Londres afin de participer à une conférence internationale sur la Somalie, qui a rassemblé des dirigeants du gouvernement somalien ainsi que des partenaires et donateurs clés internationaux. La conférence a permis de reconnaître les progrès remarquables réalisés par la Somalie et d’adopter une nouvelle feuille de route pour le pays, soit le Pacte de sécurité. Pour mettre en œuvre le Pacte, un cadre appelé approche globale sur la sécurité (AGS) a également été adopté. L’AGS traite de la sécurité selon une optique globale, ce qui comprend les forces militaires et policières, la justice, la primauté du droit, la prévention de l’extrémisme violent et la lutte contre celui-ci, la gouvernance, l’aide sociale et la prestation de services. Cette approche découle de la prise de conscience du fait que le groupe Al Chabaab ne peut être vaincu uniquement au moyen d’armes à feu ou d’interventions militaires.

Q. Les personnes qui reviennent en Somalie doivent-elles faire l’objet de vérifications de sécurité à l’aéroport ou de toute autre forme de vérification des données?

R. Je ne suis pas au courant de quelque vérification de sécurité qui soit à laquelle doivent se soumettre les personnes qui retournent en Somalie. Cependant, à l’aéroport international de Mogadiscio, tous les voyageurs font l’objet, à leur arrivée, d’un contrôle d’immigration et leurs passeports sont estampillés. Mais, comme vous le savez sans doute, bon nombre de Somaliens de la diaspora qui retournent en Somalie ont deux ou plusieurs nationalités. Un Somalien détenteur d’un passeport étranger est prié de payer des droits de visa de 60 $ US. J’ai toutefois rencontré quelques Somaliens venus de l’Europe et de l’Amérique du Nord qui ont trouvé le moyen d’entrer au pays sans faire estampiller leur passeport étranger, peut-être afin de ne laisser aucune trace de leur séjour au moment du retour. Comme vous le savez, certains pays occidentaux ont imposé des restrictions concernant les voyages en Somalie.

Q. Ces personnes qui reviennent, qui ont possiblement un accent étranger, qui s’expriment différemment des habitants locaux et qui ne sont plus membres de la collectivité, craignent-elles d’être victimes de persécution ou de  discrimination?

R. À mon avis, les membres de la diaspora qui rentrent au pays ne font face à aucune forme de persécution ou de discrimination institutionnelle. Comme je l’ai affirmé plus tôt, le gouvernement somalien compte un grand nombre de membres de la diaspora qui retournent dans le pays. Le défi qui attend sans doute ces personnes est, selon moi, l’intégration ou la réinstallation, surtout si elles ne se comportent pas comme les habitants locaux et parlent avec un accent. Les jeunes Somaliens de la diaspora qui rentrent au pays peuvent également faire face au clanisme. Bien que l’on estime, en général, que les Somaliens forment une collectivité homogène en raison de leurs caractéristiques physiques, de leur langue et de leur religion communes, ils sont, paradoxalement, divisés en clans. De plus, certaines personnes qui sont revenues au pays se sont plaintes de ne pas être acceptées par les locaux qui s’estiment lésés du fait que ces personnes leur enlèvent leurs emplois et débouchés.

Q. Entre-temps, les attaques perpétrées par Al Chabaab tendent à cibler surtout la collectivité de la diaspora, et moins la collectivité locale (?).

R. Les membres de la diaspora sont souvent la cible d’Al Chabaab parce qu’ils sont perçus comme étant des gens qui représentent et répandent les valeurs et le mode de vie occidentaux et sont considérés par le groupe comme étant non islamiques et non somaliens. Puisque de nombreux membres de la diaspora qui sont revenus résident dans des hôtels et fréquentent des restaurants et des plages prisés, il est facile pour Al Chabaab de les identifier et de les attaquer. Un bon exemple est l’attaque survenue en 2016 sur la plage Lido, une plage prisée à Mogadiscio. Toutefois, Al Chabaab cible aussi la population locale et des représentants du gouvernement tels des ministres, des membres du parlement, des percepteurs d’impôts et des forces de sécurité.

Q. Si je comprends bien la situation actuelle en Somalie, Al Chabaab  exerce plus ou moins le contrôle dans une partie du Sud du pays, près de la frontière avec le Kenya. Ailleurs, le contrôle est moins important, mais des attaques peuvent survenir. Pouvez-vous nous parler d’endroits, ailleurs qu’à Mogadiscio, où des personnes qui retournent dans le pays, par exemple des demandeurs d’asile déboutés dans l’Ouest, pourraient peut‑être se réinstaller? Et qu’en est-il de la réinstallation à Mogadiscio puisqu’elle pourrait devenir plus difficile (pénurie d’appartements, inflation des prix à l’échelle locale, etc.), et des infrastructures locales croulant sous la pression de toutes ces personnes qui vont dans la capitale pour diverses raisons (sécurité accrue, sécheresse, etc.)?

R. Merci.  Al Chabaab ne contrôle aucune ville importante, mais des membres du groupe sont présents dans quelques régions isolées. L’AMISOM, en collaboration avec les forces de sécurité somaliennes, planifie des opérations conjointes visant à chasser les militants des régions restantes. Il conviendrait toutefois de noter qu’environ 60 p. 100 des attaques d’Al Chabaab sont perpétrées à Mogadiscio et ses environs. Les principales menaces pour la sécurité à l’extérieur de Mogadiscio se trouvent le long des routes d’approvisionnement principales où les gens peuvent facilement être victimes d’une embuscade ou tués par des engins explosifs improvisés mis en place par le groupe terroriste.

Mais, fait intéressant, l’un des événements politiques importants en Somalie au cours des dernières années a été la mise en œuvre du système fédéral, qui a permis d’étendre l’autorité d’État, notamment la sécurité dans les régions. Ainsi, un Somalien qui s’est vu refuser l’asile en Europe ou en Amérique du Nord peut simplement retourner en Somalie et se réinstaller dans l’une ou l’autre des capitales d’États régionaux ou des villes principales, telles que Kismayo, Baidoa, Adado et Jowhar, Barawe, Bulo Buto, où sont présentes les forces de sécurité. De plus, dans l’État somalien autonome du Puntland, il existe des institutions qui fonctionnent bien depuis des décennies et où il est beaucoup plus sûr de vivre.

En général, il est plus facile pour un demandeur d’asile somalien débouté de se réinstaller dans sa collectivité locale, en raison de l’esprit de solidarité inhérent au système clanique. Au sein de la population somalienne, la coutume veut que les parents apprennent à leurs jeunes enfants à mémoriser la lignée généalogique de leur clan, depuis leur père jusqu’au fondateur de leur clan. Ainsi, si une personne qui retourne dans le pays est en mesure de réciter les noms des ancêtres de son clan, elle risque fort probablement de bénéficier de l’hospitalité et de la générosité des membres du clan.

Q. J’aimerais vous poser une question. À quel point les extorsions constituent‑t‑elles une pratique courante d’Al Chabaab et dans quelle mesure touche‑t‑elle les citoyens ordinaires?

R. Les extorsions par Al Chabaab constituent toujours une pratique courante. Chaque fois que notre mission mène une opération offensive, les militants d’Al Chabaab ne manifestent habituellement pas de résistance, en raison de notre puissance de tir. Ils font juste se retirer ou se replier dans des régions isolées à proximité, d’où ils pourraient ériger des points de contrôle pour extorquer de l’argent aux personnes. D’autres points de contrôle d’Al Chabaab se trouvent le long des routes principales qui relient Mogadiscio aux grandes villes et qui sont empruntées par des transporteurs, des agriculteurs, des éleveurs et des marchands de nourriture et de charbon de bois.

L’imposition de la zakat, ou taxe islamique, aux gens est une autre forme d’extorsion exercée par l’Al Chabaab. Ce moyen est employé pour confisquer le bétail aux gens. Ceux qui refusent de payer sont souvent décapités et leurs maisons brûlées. De même, Al Chabaab utilise une autre tactique semblable à celle de la mafia italienne, qui consiste à imposer des [traduction] « frais de protection » aux propriétaires des grandes entreprises et des hôtels. Certains des récents attentats perpétrés contre des hôtels prisés à Mogadiscio résultent du refus des propriétaires de payer les [traduction] « frais de protection ».

Q. J’aimerais poser une question faisant suite à celle de mon collègue. Si vous êtes le gérant d’un hôtel ou encore un petit commerçant de charbon de bois, existe-t-il quelque forme d’aide que ces entreprises peuvent recevoir, par exemple de la police ou des autorités? Existe-t-il une infrastructure ou un recours si ces personnes ne veulent pas payer la zakat?

R. C’est en effet d’une très bonne question. Dans mes interactions avec les Somaliens, je me fais souvent poser cette question : Al Chabaab extorque de l’argent à notre peuple aux points de contrôle; pourquoi ne pouvez-vous pas nous aider à mettre fin à cette pratique? J’ai du mal à leur expliquer que l’AMISOM se concentre sur une tâche plus grande,  celle de réduire les capacités d’Al Chabaab et de libérer le reste du pays de l’emprise de ce groupe terroriste, et qu’il revient aux forces de sécurité somaliennes de s’occuper de la question des extorsions.

Cependant, les forces de sécurité somaliennes font face à des défis qui minent leur capacité opérationnelle. Ces forces sont peu formées, manquent de ressources et sont mal équipées, et il leur arrive de ne pas recevoir leur salaire pendant plusieurs mois, ce qui entraîne de l’indiscipline, un faible moral et un manque d’engagement chez elles. Ainsi, plutôt que de protéger la population contre les abus d’Al Chabaab, les forces de sécurité se sont engagées dans des activités hostiles, notamment la mise sur pied de points de contrôle illégaux afin d’extorquer également de l’argent aux gens.

En juillet dernier, le gouvernement a toutefois pris la décision d’aviser les propriétaires d’entreprises de cesser de verser toute forme de taxe à Al Chabaab sous peine de se retrouver devant les tribunaux et de voir leurs entreprises fermer. Mais puisqu’il est impossible de compter sur les forces de sécurité somaliennes pour fournir la sécurité aux entreprises, je m’attends à ce que plusieurs continueront à verser des taxes à Al Chabaab afin de ne pas être attaquées par le groupe.

Q. Combien de soldats de l’Union africaine y a-t-il sur le terrain?

R. Il y a 22 126 membres en uniforme, ce qui inclut les membres de la force militaire (21 586) et la police. Les troupes viennent de l’Ouganda, du Kenya, de Djibouti, du Burundi et de l’Éthiopie, et parmi les pays qui fournissent des effectifs de police, mentionnons le Kenya, l’Ouganda, la Sierra Leone, le Ghana et le Nigéria, et plus récemment la Zambie.

Q. Une question importante dans la définition de réfugié est celle ayant trait à la protection de l’État. En Somalie, il existe également des clans. Pouvez-vous nous dire si un clan peut ou non fournir de la protection?

R. Oui, le système clanique représente depuis longtemps une source cruciale de protection et de sécurité sociale pour les Somaliens. Pour travailler avec les Somaliens, en Somalie ou au sein de la diaspora, il faut avoir une certaine connaissance ou compréhension de leur système clanique, car ce système vous éclaire, de différentes façons, sur les attitudes et les comportements. Il faut se rappeler que, lors de l’effondrement de l’État somalien en 1991, il s’est créé un vide en gouvernance, suivi d’une montée de la lutte et de la violence interclaniques. Pour survivre et se protéger dans un tel environnement, les collectivités ont mis sur pied des milices claniques. Al Chabaab est cependant toujours passé maître dans l’art de manipuler les différences claniques pour ses propres fins. 

Q. Mais, si je puis me permettre, au cours des 30 dernières années, et du moins jusqu’à il y a cinq ou six années, la situation était plutôt chaotique au pays, au sein d’un [traduction] « clan » ou d’un sous-clan il y avait différents [traduction] « chefs », dirigeants, et parfois des [traduction] « hommes de main ». L’argent constituait au sens large un aspect extrêmement important, disons de leurs actions [traduction] « politiques » ou militaires. Naturellement, certaines de ces personnes, qui en fait recevaient parfois de l’argent ou des représailles d’autres hommes de main ou réseaux, eh bien un lundi, ce groupe ou dirigeant était d’un côté de la clôture, et un autre jour, selon qui payait le plus d’argent à cette personne, le groupe ou le dirigeant [traduction] « changeait d’allégeance », [traduction] « virait son capot de bord ».   Qu’en est-il de cette situation à l’heure actuelle? Je présume que la situation perdure, quoique vraisemblablement de manière moins naturelle que lorsque c’était le chaos total dans le pays. 

Et la deuxième question liée en partie à la précédente : nous apprenons que le groupe Al Chabaab est divisé, qu’il pourrait s’être séparé en différentes factions, certaines en faveur d’Al-Qaïda, d’autres, je crois, en faveur  du groupe État islamique. Et ces factions pourraient s’affronter sur le terrain.

R. Merci de poser ces deux questions. Oui, les Somaliens ont des dirigeants ou chefs de clan, appelés ugas, qui jouent un rôle important sur le plan sociopolitique au sein de la société. Lors des élections générales, ils agissent en tant que [traduction] « créateurs de rois », car ils se voient souvent confier la responsabilité de choisir les représentants électoraux ou les parlementaires qui éliraient ensuite le président. Durant les campagnes électorales, les candidats qui briguent des fonctions électives dépensent beaucoup d’argent afin d’obtenir l’appui et l’allégeance des dirigeants traditionnels. Mais, bien sûr, leur allégeance change sans cesse selon le contexte et la personne qui offre davantage.

En ce qui a trait à votre deuxième question, il est vrai que le groupe État islamique rivalise maintenant avec  le groupe Al Chabaab en Somalie. Le groupe État islamique est principalement constitué d’anciens membres d’Al Chabaab qui se sont séparés du groupe et ont déclaré leur allégeance au groupe État islamique. La présence et l’influence du groupe État islamique en Somalie demeurent cependant limitées, puisque ce groupe est persécuté par Al Chabaab qui ne veut pas être vu comme un groupe faible et désuni.

Des divisions idéologiques aussi profondes au sein d’Al Chabaab ont déjà existé par le passé, plus précisément lors de la querelle opposant deux de ses dirigeants principaux : Ahmad Abdi Godane et Mukhtar Robow. Godane voulait qu’Al Chabaab fasse partie du mouvement djihadiste mondial allié à Al-Qaïda, alors que Mukhtar Robow voulait que le groupe se concentre sur son programme nationaliste, soit celui de créer un État islamique et d’imposer la charia en Somalie.

Q.En raison de la situation au Yémen, il doit y avoir un afflux de réfugiés qui vont en Somalie ou qui y retournent. Cela a-t-il une incidence sur la situation et plus précisément sur la sécurité en Somalie?

R. Oui, la guerre au Yémen a définitivement une incidence en Somalie. Depuis que la guerre a éclaté au début de l’année dernière, je crois, on assiste à une arrivée massive de réfugiés yéménites en Somalie, qui passent par la région du Puntland, et cela aggrave les problèmes auxquels la Somalie fait face. Aussi, des milliers de Somaliens qui vivaient au Yémen soit à titre de réfugiés effectuant du commerce ou travaillant comme employés domestiques ont été forcés de revenir. Cela pose un défi tant sur le plan de la sécurité que sur le plan humanitaire. 

Cela représente une menace à la sécurité en Somalie en ce sens que des membres du groupe État islamique ou d’Al Chabaab peuvent infiltrer les groupes de réfugiés qui retournent dans le pays et introduire des armes dangereuses dans le pays. Pour empêcher que cela ne se produise, il faut surveiller les frontières afin d’identifier ceux qui reviennent au pays. Il faut également se rappeler que la guerre en cours a causé la destruction de bon nombre de prisons au Yémen et que plusieurs prisonniers se sont évadés. Ils pourraient s’être introduits en Somalie en se faisant passer pour des victimes. Il se peut qu’un bon nombre d’entre eux aient joint les rangs d’Al Chabaab. Donc, oui, la guerre au Yémen représente une menace pour la Somalie et je sais que des intervenants en matière de sécurité, dont l’AMISON, surveillent la situation.

Q. Est-ce que le groupe Al Chabaab est impliqué dans la traite de personnes dans cette partie de la Corne de l’Afrique? Il y a quelques mois, les médias ont fait état de réfugiés qui se sont noyés dans le Nord du pays, où se trouvaient des activistes. Avez-vous quelque chose à dire ou des commentaires à formuler à ce sujet?

R. Je ne suis au courant d’aucun lien entre Al Chabaab et la traite de personnes. Je pense qu’ils ont beaucoup d’autres problèmes à régler pour s’engager dans la traite des personnes. Ils cherchent davantage à recruter des membres pour grossir leurs rangs dont l’effectif ne cesse de diminuer, ce qui les pousse à recruter des enfants à peine âgés de 10 et 11 ans. Ce que je sais, c’est qu’il existe une entente entre les gouvernements somalien et saoudien pour faciliter le recrutement de Somaliens pour travailler comme domestiques en Arabie saoudite. Des défenseurs des droits de la personne ont critiqué cette entente, la qualifiant de forme de traite des personnes. Depuis l’effondrement de l’État en 1991, les Somaliens ont cherché des moyens de fuir le pays à la recherche de meilleures conditions ailleurs, dans les pays du Golfe par exemple. Pour atteindre cet objectif, certains sont prêts à employer tous les moyens à leur disposition, y compris voyager par bateau et risquer de se noyer.

A titre indicatif, l’AMISOM a conclu un partenariat avec l’organisation canadienne Initiative Enfants soldats de Roméo Dallaire, pour lutter contre l’utilisation d’enfants soldats en Somalie. Tout récemment, la semaine dernière, nous avons réalisé, en partenariat avec l’Initiative Dallaire, une formation des intervenants du secteur de la sécurité en Somalie, portant sur la [traduction] « prévention du recrutement et de l’utilisation d’enfants soldats lors de conflits armés ». Des formations antérieures ont été offertes aux Somaliens à Nairobi, au Kenya, mais celle-ci s’est tenue à Mogadiscio, un autre signe de progrès.

Q. J’ai quelques questions qui peuvent paraître un peu particulières ou « techniques » :

Pouvez-vous fournir de l’information sur les opérations immobilières en Somalie : si des personnes désirent vendre ou acheter des propriétés ou des terrains, comment sont enregistrées ces opérations?

Actuellement, comment fonctionnent les échanges et transactions monétaires entre des personnes, les transferts monétaires, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays? Les choses et les processus pourraient s’être améliorés récemment.

En ce qui concerne les documents biométriques de la Somalie, les passeports ou autres pièces d’identité : quelle est la situation à cet égard à l’heure actuelle? Si des personnes viennent au Canada munies de tels documents biométriques, avez-vous des commentaires à formuler quant à la question de savoir quels documents sont plus légitimes que d’autres?

Avez-vous également des commentaires au sujet des documents non biométriques?

S’il y a en fait amélioration dans le fonctionnement des institutions de l’État, notamment à Mogadiscio, est-ce que les gens peuvent se rendre dans certaines institutions pour obtenir des documents officiels authentiques? Ou, quelle est la situation quant à la capacité des autorités à délivrer des documents?

R. Merci. J’aimerais d’abord répondre à la dernière question. Les établissements de l’État fonctionnent, mais pas de façon adéquate. Pour l’instant, nous pouvons parler d’un processus où il est possible de présenter une demande pour obtenir un document précis tel qu’un certificat de naissance, et le document est délivré en temps opportun. La délivrance de certificats de naissance, de cartes d’identité et de passeports est compliquée en Somalie puisqu’il n’existe aucun registre adéquat de l’état civil. Bon nombre de Somaliens se débrouillent sans être munis d’une carte d’identité valide. Si vous être fonctionnaire, votre ministère peut vous délivrer un badge. Les institutions d’État, plus précisément à l’échelle régionale, commencent à peine à faire leur apparition, de sorte qu’ils peuvent avoir du mal à délivrer ou à authentifier un document, ne disposant pas d’une mémoire institutionnelle appuyée par un système d’archives ou de dossiers adéquat.

L’an dernier, l’AMISOM a aidé la police nationale somalienne à mettre en place un système biométrique. Lorsque cela a été fait, l’AMISOM a amorcé un exercice de vérification biométrique au sein des forces policières fédérales et régionales, en vue d’obtenir un portrait précis de la capacité de la police en matière de ressources humaines, en prévision de l’établissement d’une base de données de gestion des ressources humaines.

En ce qui a trait aux opérations monétaires, il y a le shilling somalien, une devise que peu de personnes utilisent parce que la plupart des pièces en circulation sont de fausses pièces. Par conséquent, les opérations commerciales se font principalement en dollars US. Mais il existe aussi un système monétaire accessible à partir d’un téléphone mobile, appelé EVC Plus. Assez semblable au système M-PESA utilisé au Kenya, ce système permet aux gens d’effectuer des transferts électroniques à l’aide de leur téléphone cellulaire. Le système est exploité par une compagnie téléphonique privée appelée Hormuud. Le gouvernement n’exerce aucun contrôle sur le système et peut trouver difficile d’effectuer le suivi des opérations monétaires. Il existe cependant environ deux banques reconnues à l’échelle internationale et disposant d’un réseau de guichets automatiques, ainsi qu’un certain nombre d’agences de transfert monétaire qui facilitent le mouvement des liquidités provenant de la diaspora. En Somalie, les affaires commerciales se déroulent principalement dans le secteur informel.

Q. J’ai une question concernant le système de clans. J’aimerais savoir si vous avez des sources à suggérer à ce sujet.

R. Oui. Il y a des sources et bon nombre de documents que je peux partager avec vous. Soyez donc prêts à faire énormément de lecture. Il vous faudra, énormément de temps pour comprendre parfaitement le système clanique somalien; moi-même, je m’efforce encore de le comprendre. Dans vos lectures, vous découvrirez les quatre clans dominants, c’est-à-dire, Hawiye, Darod, Dir et Rahaweyn, lesquels se divisent ensuite en une multitude de sous-clans et de sous-sous-clans. Vous apprendrez également l’existence de clans minoritaires dont les Bantous forment une grande partie. Bien que la population somalienne semble homogène, leur modèle d’établissement, même au sein de la diaspora, semble suivre ces lignes claniques.

Q. D’accord. J’ai une autre question au sujet des clans et de la protection de l’État. J’aimerais savoir si les forces policières sont soumises à une influence des clans et si cela a des répercussions sur la gestion des plaintes et finalement sur les enquêtes criminelles?

R. Lorsque l’AMISOM a été déployée en Somalie afin de fournir un soutien aux forces de sécurité somaliennes, elle a commencé à le faire en croyant simplement que tout le monde est Somalien. Toutefois, la mission de l’Union africaine a vite réalisé et il est devenu clair que certains Somaliens n’accepteraient pas des forces de sécurité ne faisant pas partie de leur clan. Ils rejetteraient les agents de sécurité venant de clans rivaux, les considérant comme une force d’occupation. Conscients de cette réalité, nous appliquons maintenant le principe d’inclusion et de représentation clanique dans le cadre de la sélection, de la formation et du recrutement des jeunes militaires et agents de police. Dans les régions où les agents de sécurité sont recrutés localement et sont représentatifs des différents clans, ceux-ci sont acceptés, respectés et appuyés par la collectivité qui leur fait confiance.

Q. Est-ce que le système clanique affecte la façon dont les policiers mènent des enquêtes?

R. Absolument, mais à mon avis ce pourrait être davantage en raison de la méfiance et de la perception publique. De fait, même un excellent agent de police qui fait de son mieux peut ne pas être accepté simplement parce qu’il est issu d’un autre clan. Vous devriez toutefois prendre note qu’il n’existe pas de système judiciaire adéquat dans la majeure partie de la Somalie, et plus précisément en régions rurales. Ne vous attendez donc pas à entendre parler de processus judiciaire comprenant une enquête policière, un procès devant une cour de magistrat et l’emprisonnement. La justice est administrée au moyen du système de droit coutumier, communément appelé Xeer, qui est largement accepté et respecté par la population. Le fonctionnement de ce système dépend des chefs de clan ou des aînés traditionnels. Le processus se termine habituellement par une entente en vertu de laquelle la personne reconnue coupable doit verser une indemnité à la victime. Cela peut même s’appliquer à des crimes graves tels que des meurtres.   

Q. Existe-t-il des organisations qui protègent les femmes victimes de violence, ou est-ce que c’est également le système clanique?

R. Il est impossible de se fier au système coutumier pour protéger les droits des femmes, car à mon avis, il s’agit de l’un des responsables de la violence sexuelle et sexospécifique. Pendant que je travaillais en Somalie, j’ai soutenu des efforts pour lutter contre la mutilation génitale des femmes (MGF), une pratique si enracinée dans la société qu’elle est largement acceptée en tant que patrimoine culturel qu’il faudrait protéger. Il n’est donc pas surprenant que la Somalie compte l’un des taux les plus élevés de MGF au monde.

Dans le cadre d’un travail en partenariat avec une organisation locale, nous avons créé une ligne d’urgence appelée la ligne Ceebla  à laquelle peuvent appeler les victimes de violence sexuelle et sexospécifique pour déposer, de façon anonyme, une plainte, que la violence soit perpétrée par nos troupes militaires ou la population. Cette ligne a été créée à la suite de faux rapports alléguant que nos troupes se livraient à l’exploitation et à la violence sexuelles, contrevenant ainsi au droit international humanitaire. Toutefois, depuis le lancement de la ligne d’urgence Ceebla, il y a deux ans, aucune plainte n’a été enregistrée contre des troupes de l’AMISOM. Entre-temps, il y a eu un nombre très élevé de femmes qui ont appelé pour se plaindre de diverses formes de violence sexiste, notamment la violence familiale dont elles ont été victimes de la part de leur époux ou d’autres membres de la famille.

À titre d’exemple, une collègue d’origine somalienne s’est présentée à mon bureau un matin afin d’expliquer pourquoi elle ne s’était pas présentée au travail la veille. Selon cette femme, qui avait perdu son époux un mois plus tôt, des membres de la famille de son défunt époux se sont rendus chez elle en son absence et ont pris tous ses enfants. Questionnée pour savoir ce qui les aurait incités à faire une telle chose, elle a expliqué que c’était pour l’empêcher d’hériter de la fortune de son défunt époux.

Q. J’aimerais vous remercier chaleureusement de nous avoir accordé de votre temps et de nous avoir fait bénéficier de votre expertise. Vos informations nous sont très précieuses. Nous vous remercions chaleureusement d’être venu.

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